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En dehors de Tunis, des entrepreneurs tentent aussi d'avoir un impact

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En dehors de Tunis, des entrepreneurs tentent aussi d'avoir un impact
La ville de Sfax pourrait être un hub régional pour les startups (Image via Wikimedia commons)

Lorsque vous quittez Tunis et son tout nouveau cluster d'espaces de coworking, le reste du pays est comme un terrain vierge à explorer lorsqu'il s'agit d’y trouver le dynamisme entrepreneurial.

En dehors de Tunis, vous pouvez rencontrer des startups dans le secteur de l’informatique, l'équipement d'usines, la mode ou encore la réalité virtuelle ainsi que des entreprises sociales. Mais elles ont toutes un dénominateur commun: le désavantage de ne pas être à Tunis.

Les entrepreneurs de villes comme Sousse sur la côte, ou Sfax, centre économique, ont essayé de construire eux-mêmes un écosystème, mais ont dû faire face à des difficultés diverses en dehors de la capitale.

D'autres villes, comme Mahdia, destination touristique, ou Kasserine et Sidi Bouzid rebaptisées comme destinations agricoles, luttent également pour trouver un modèle économique qui soit adapté au manque d'équipements publics ou d'espaces de réseautage dans leur région.

Wamda a rencontré plusieurs entrepreneurs et acteurs clés de ces régions pour mieux comprendre comment ce nouvel écosystème tente de se développer en dehors de Tunis et quel rôle il joue sur la scène entrepreneuriale tunisienne.

Des problèmes communs

Selon les chiffres de la Fondation Biat à Tunis qui tente de cartographier les startups en Tunisie, Mahdia compte six entreprises établies et une startup, Sfax compte 14 entreprises et cinq startups, tandis que Sidi Bouzid a neuf entreprises et une startup. Kasserine n'a pas de startup parce que la région se tourne plus vers le développement des petites entreprises.

Outre les infrastructures sous-développées, les régions éloignées sont confrontées à des taux de chômage relativement élevés chez les jeunes. À Mahdia, 21% des jeunes de plus de 15 ans sont au chômage selon les chiffres de 2014 du rapport de l'Institut national de la statistique. A Sfax, il est de 17% et à Kasserine de 35%. Cependant, ces taux restent un peu inférieurs au taux de chômage national, qui se situe à près de 36% selon les chiffres de la Banque mondiale. Le gouvernement tunisien a tenté de mettre en place une nouvelle culture de l'entrepreneuriat grâce à Innajim, une campagne visant à simplifier le processus de création d'entreprise pour les jeunes des régions reculées comme Siliana, Gabès, Sidi Bouzid et d'autres.

Sfax, le hub régional qui pourrait devenir plus

A Sfax, à 270 kilomètres de Tunis, deux lieux accueillent les entrepreneurs: Intilaq, incubateur ouvert en 2014 qui finance également des startups, et la Technopole, un complexe de bureaux financés par le gouvernement, qui aident les entrepreneurs à louer des locaux et lancer leurs entreprises. Plus de 83% des entreprises industrielles sont situées sur les côtes du pays, dont près de 40% dans le gouvernorat de Tunis ou le gouvernorat de Sfax, ce qui accentue les tentatives pour encourager les jeunes à créer de nouvelles entreprises dans la région.

Cependant, « il est difficile d'innover et de créer une startup à Sfax parce que les gens sont très pragmatiques ici. Ils vont plutôt vous conseiller d'investir votre temps et votre argent dans des entreprises moins risquées qui feront tout de suite des bénéfices. Ils ne voient pas le fait de s'aventurer dans une startup IT comme un moyen de faire du bénéfice »,déclare à Wamda Mahdi Njim, un entrepreneur de Sfax. Il explique que le lancer une entreprise à Sfax est courant, car l'économie est dirigée par des entreprises familiales, et s'aventurer dans un projet est un moyen classique de gagner de l'argent, mais le tout  manque d'innovation.

Njim a lancé plusieurs projets avant de rejoindre Flexwork, une startup qui offre une plateforme pour le développement de logiciels simples d’utilisation. Selon lui, établir l'affaire à Sfax, et trouver des investisseurs sur place, n’aurait pas été chose aisée. Ce qui rend sa nouvelle startup, Flexwork, différente, « c'est le fait qu'il s'agit d'une startup turque et allemande, qui se concentre sur les marchés internationaux pour éviter de faire face à ces problèmes », a-t-il ajouté.

Avant le lancement des activités de la Technopole et d'Intilaq, il y a deux ans et demi, il n'y avait pas d'écosystème entrepreneurial à Sfax, donc le tout demeure assez nouveau pour les futurs entrepreneurs.

D'autres sont plus optimistes, poussés par les « opportunités inexplorées » que la ville peut apporter: une faible concurrence, en plus des ressources humaines et des matières premières disponibles sur place.

Mohamed Kharrat, par exemple, a fondé Compi Technology en 2015, une société qui développe des produits électroniques et l'IdO. Il a démarré son entreprise en 2013 à Tokyo, au Japon, avant de déménager à Sfax pour se lancer dans son pays d'origine. « Ici, la logistique et le coût d'exploitation des entreprises sont quatre fois moins élevés qu'au Japon, alors c'est un atout  lorsque vous démarrez une entreprise ».

Walid Chebbi a débuté son activité en 2006 avec TDS (Tunisian Development Systems). C'était la première startup à s'installer dans la Technopole. Son idée était de fabriquer en Tunisie les maquettes que les étudiants en génie industriel utilisent, plutôt que de les importer. Il n'avait pas de de concurrence sur le marché tunisien. Walid a commencé avec l'argent qu'il a obtenu en vendant sa voiture, 10 000 dinars tunisiens (4 000 dollars) et a progressivement construit son réseau de clients avec des demandes d'universités et d'écoles. Il était ingénieur en électronique et n'avait aucune idée de comment être un entrepreneur à l’époque. «J'ai perdu beaucoup de temps quand j'ai commencé il y a dix ans parce que je ne savais rien et que je ne pouvais demander à personne ».

En 2015, il a gagné en visibilité en fabriquant plus d'équipements pour le secteur public. Il exporte maintenant en Afrique et au Liban et a recueilli 200 000 $ avec le fonds Intilaq. Malgré la crise économique du pays, il est maintenant rentable et a gagné 400 000 dinars (162 000 dollars) de bénéfices en 2016. « L’avantage à Sfax, c'est que nous avons des matières premières bon marché et qu'il existe déjà un écosystème industriel. Ainsi, pourquoi ne pas construire un écosystème entrepreneurial aussi? La ville a aussi un aéroport qui pourrait être un hub international ».

« Mais nous sommes toujours considérés comme des entreprises ou des entreprises établies [qui n'ont pas besoin de fonds ou d'assistance VC], et non comme des startups. Lorsque nous voulons assister à des ateliers ou à des conférences sur les startups, nous devons encore nous rendre à Tunis », conclue Walid, évoquant la disponibilité d'espaces, de mentors et d'ateliers dédiés aux entreprises du même gabarit mais cantonnés à Tunis.

Le dernier problème est que lorsque vous lancerez votre startup à Sfax, vous devrez également relever le défi de la fuite des cerveaux, selon Mahdi. « J'ai toujours du mal à embaucher des gens parce que les meilleurs travailleurs en génie logiciel ont déjà quitté le pays », a déclaré Njim.

D'autres, ont un point de vue différent sur ce sujet. Kharrat, par exemple, estime que turnover des employés est plus élevé à Tunis qu'à Sfax, ce qui améliore les possibilités d'embauche dans cette ville. « Ici [à Sfax], vous pouvez toujours trouver quelqu'un qui est attaché à ses racines et ne va pas partir loin de sa famille », a-t-il nuancé.

Mahdia, un hub pour l’entrepreneuriat social

Non loin de Sfax, la ville de Mahdia, connue pour la pêche et ses plages, a également du mal à construire un écosystème d'entrepreneurs avec tout ce que la ville peut offrir: des personnes ayant des idées et le désir d'avoir un impact.

Asma Mansour, présidente du Centre tunisien d'entrepreneuriat social, a initié les espaces Lingare, il y a deux ans pour sensibiliser les régions où le taux de chômage est élevé où les opportunités pour les entreprises sociales sont présentes. « Nous avons commencé à parler avec les jeunes, les investisseurs potentiels et les étudiants. Nous avons vu que le premier problème auquel ils étaient confrontés était un manque d'espace pour se rencontrer et commencer avec une idée », déclare Asma à Wamda.

« Notre objectif principal était de faciliter le processus pour les jeunes qui voulaient démarrer une entreprise et exploiter le marché existant. Il n'y a pas beaucoup de possibilités et ce marché n’est pas très diversifié dont l’aspect engagement social est une façon de le diversifier plus », a ajouté Mohamed Ghachem, le coordinateur du projet. « Mahdia est assez isolé et n'est pas vraiment connecté à Tunis », dit-il.

L'autre objectif de l'espace Lingare était d'aider les aspirants entrepreneurs à construire des entreprises durables.

« Parfois, nous devons réparer les dégâts causés par l'ANETI (Agence Nationale pour l’Emploi et le Travail Indépendant) et les banques qui ont encouragé les entrepreneurs à emprunter sans un business plan très solide », fustige Asma. Au lieu d'obliger les entrepreneurs à emprunter de l'argent pour démarrer leur entreprise, l'initiative Lingare a mis l'accent sur l'aide au développement de leur entreprise grâce au bootstrap.

Ali Sakka et Hicham Mnassar, membres de l'association Pensée Nationale Libre (une association oeuvrant pour la citoyeneté) ont fondé avec l'association le projet Sociordi  qui a bénéficié du soutien des programmes de Lingare spaces. Ce qui était en 2014, un projet d'ingénieurs désireux de réparer des vieux ordinateurs pour les offrir aux enfants, est progressivement devenue une entreprise sociale. « Avec l'aide du Centre tunisien pour l'entrepreneuriat social, nous avons commencé à nous agrandir et nous avons essayé de contacter les entreprises, et même le secteur public pour collecter des ordinateurs usagés et les reconditionner », dit Hicham.

Ils ont dû commencer petit parce qu'ils n'avaient pas accès aux fonds ou aux subventions. Selon Ali, Mahdia, malgré son taux de chômage, n'est pas une priorité par rapport aux autres régions, ce qui les empêchait en partie d'accéder aux financements.

Les fondateurs, qui réparent maintenant une trentaine d'ordinateurs par mois, tentent de construire un modèle économique durable en ajoutant des classes de coding pour enfants à leurs services initiaux. « Les ordinateurs que nous réparons sont principalement destinés aux enfants car nous installons des logiciels faciles sur les plus endommagés et ils pourraient être utilisés principalement par les enfants », explique Hicham.

Le projet a également obtenu un soutien financier de 30 000 dinars (12 000 dollars) de l'Institut français de Tunisie pendant 18 mois. « Nous pourrions baser notre modèle économique suer une sorte de mécénat puisque notre objectif est principalement de réinvestir dans ce que nous faisons et de ne pas en tirer profit », ajoute Hicham.

Modeler l'entrepreneuriat

Le Centre tunisien d'entrepreneuriat social (TCSE) s'est associé à Mobnet, un projet de mobilité financé par l'Union européenne pour encourager les entrepreneurs tunisiens et marocains à réaliser des programmes d'échanges avec des entrepreneurs italiens et français. Ce projet vise à permettre aux entrepreneurs tunisiens de bénéficier de l'expérience d'un entrepreneur plus expérimenté et de voir comment il s’adapte dans un autre pays.

« Les jeunes chômeurs de Mahdia manquent parfois d'ordinateurs pour démarrer leur projet ou pour envoyer un e-mail. Ils ne peuvent pas non plus accéder aux informations qui sont concentrées à Tunis. Ainsi, ils n'ont pas les outils de base pour devenir entrepreneurs », relève Ahmani Rahmani, responsable du projet Mobnet.

Cependant, si les entrepreneurs de Sfax et de Mahdia ont déjà du mal à trouver des business angels et des investisseurs, ces obstacles sont doublés dans des régions encore plus isolées telles que Sidi Bouzid et Kasserine où il y a encore moins de ressources.

« Pour le cas de Kasserine, les gens veulent rester ici, ils ne veulent pas toujours partir, parce qu'ils ont leurs racines dans la région, alors s'ils réussissent à créer une entreprise prospère pour la région, ça pourrait marcher » espère Walid Abaidi, responsable de l'espace Lingare à Kasserine qui vient d’ouvrir. Lui et le TCSE luttent toujours pour sélectionner des entrepreneurs potentiels en raison du manque de culture autour de ce qui est vraiment une startup. « Je dirais que le principal défi reste les compétences pour démarrer une entreprise. Puis le manque de confiance. Les gens ont parfois du mal à travailler ensemble et nous pouvons observer cela à Kasserine plus que Mahdia ou Sidi Bouzid », commente Asma. Mais l’espace accueille déjà des potentiels entrepreneurs voulant se lancer dans un projet artistique et un autre dans un projet dédié à la réalité virtuelle, montrant la volonté de commencer à se lancer.

Bien que ces difficultés ne soient pas toujours faciles à affronter, ces exemples montrent comment les Tunisiens des régions éloignées essaient de devenir des entrepreneurs dans un écosystème encore à ces prémices. La plupart des mentors et gestionnaires de projets sont conscients de la nécessité de s'ouvrir aux régions. Flat6labs, l'accélérateur régional qui a installé ses quartiers à Tunis, a choisi d'être proche de la gare Barcelone pour permettre aux startups issues des régions de faire partie du programme.

40% des start-ups qui ont candidaté au programme d'accélération de Flat6labs venaient des régions les régions, et un seul, de Sousse, a été sélectionné pour faire partie de la promotion. Intilaq a également installé des espaces d'incubation en dehors de Tunis pour cibler les nouvelles idées qui pourraient émerger des périphéries de la ville. Le processus de décentralisation entrepreneuriale est donc en cours en Tunisie.

 
 

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